
Port-au-Prince, ville en Guenilles
Depuis plusieurs années déjà, Port-au-Prince est livré en pâture aux vautours. La beauté du midi, les chants des marchands ambulants, le rire des écoliers qui raisonnait à l’aube, les jeux du dimanche aux champs de Mars, les matchs du Racing club haïtien au stade Silvio Cator ont disparu pour laisser place aux yeux vides des vies qui se défilent sans but, aux gueux sur la place d’Italie et aux crépitements des balles qui harcèlent les tympans. Où est passé le Port-au-Prince de King Posse ? Le Port-au-Prince des fanaux et des « pidetwal » ? Est-ce vrai que l’espoir est mort sur l’autel de la ville ?
En 1986 nos pères et nos mères, avec l’avenir dans les yeux, sont sortis dans les rues de Port-au-Prince pour déraciner le pouvoir sanguinaire de Duvalier. Leur âme exaltée par l’idée de changement, leur cœur embaumé d’une joie immense pour leur enfant et pour ce que la chute de la maison Doc, sombre et sanguinaire, signifiait. C’est-à-dire liberté, développement et progrès. Qui d’entre eux pouvaient savoir à ce moment que les générations d’après feraient un travail aussi pathétique ? Qui d’entre eux imagineraient qu’en dépit des milliers de vaillants tués de manière atroce, brûlés, disparus dans des circonstances inexplicables, les “leaders” qui ont suivi sacrifieraient la lutte populaire pour une vie de luxe et de luxure?
Aussi, au fil des déceptions et des politiques inappropriées, Port-au-Prince est devenu une vieille femme fanée et aigrie dont les enfants se refusent à rester dans son sillage. Après tout partir d’ici pour faire le caissier dans un stand de Walmart devient plus attractif qu’avoir un diplôme universitaire.
Quand Hugh Everett, en 1957, développait la théorie de l’univers parallèle pour attester de l’existence d’autres mondes/dimensions il ne pouvait pas savoir que notre pays allait s’inscrire dans une bulle spatio-temporelle et que les catastrophes allaient se reproduire autant de fois dans notre histoire.
Cette thèse est hypothétique et risquée mais nous devons quand même avouer que peut-être autant de malheur devrait avoir une existence cosmique qui nous dépasse et dont notre entendement ne comprend pas encore la réalité. Dans un monde parallèle la classe politique haïtienne est peut-être une source de bienfaisance et de bonheur. Les fils et les filles d’Haïti bénéficient-ils d’un mieux être, Port-au-Prince est la ville des lumières et des projets futuristes ; et le sourire se dessinent sur chaque visage dans un mégalopole d’envergure.
Nonobstant tout ceci n’est que rêves éveillés. Les maisons sont toujours en guenille et nos filles sont toujours violées par des bandits partout dans les quartiers populaires. Les marchands ambulants et les professeurs d’écoles primaires d’hier sont devenus les mendiants d’aujourd’hui affalés sur des trottoirs décrépits, les mains tendues. Et dans cette longue marche vers l’abîme nous sommes condamnés, dans cette ville, à errer comme des badauds qui suivent un corbillard dégenté.
Ricardo FELIX